Le Règlement Européen des Successions : Un Cadre Juridique Transfrontalier

La circulation des personnes au sein de l’Union européenne a considérablement augmenté ces dernières décennies, entraînant une multiplication des successions comportant des éléments d’extranéité. Face à cette réalité, le Règlement (UE) n° 650/2012 du 4 juillet 2012, applicable depuis le 17 août 2015, représente une avancée majeure dans l’harmonisation des règles successorales au niveau européen. Ce texte fondamental, souvent désigné comme le « Règlement Successions », vise à faciliter le traitement des successions transfrontalières en établissant des règles communes concernant la compétence juridictionnelle, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, ainsi que la création d’un certificat successoral européen. Cet instrument juridique novateur transforme profondément la pratique du droit successoral international en Europe.

L’Avènement du Règlement Européen sur les Successions Internationales

Avant l’adoption du Règlement (UE) n° 650/2012, le traitement des successions transfrontalières relevait d’un véritable parcours du combattant juridique. Chaque État membre appliquait ses propres règles de conflit de lois, créant ainsi une mosaïque complexe de régimes juridiques potentiellement applicables à une même succession. Cette fragmentation engendrait insécurité juridique, contradictions et complications administratives considérables pour les héritiers et les praticiens du droit.

Le besoin d’harmonisation s’est fait sentir dès les années 1990, mais c’est seulement en 2009 que la Commission européenne a présenté une proposition concrète de règlement. Après trois années de négociations intenses, le texte définitif a été adopté le 4 juillet 2012. La période transitoire de trois ans a permis aux États membres et aux professionnels du droit de se préparer à ce changement de paradigme dans le traitement des successions internationales.

Le champ d’application du règlement est particulièrement vaste. Il couvre tous les aspects civils de la succession à cause de mort, incluant toutes les formes de transfert de biens, de droits et d’obligations. Toutefois, certaines matières sont expressément exclues, notamment les questions fiscales, douanières et administratives, ainsi que certains domaines relevant du droit des personnes, du droit des régimes matrimoniaux ou du droit des sociétés.

Objectifs fondamentaux du règlement

Le règlement poursuit plusieurs objectifs stratégiques:

  • Garantir une sécurité juridique accrue pour les citoyens européens souhaitant planifier leur succession
  • Simplifier le traitement des successions transfrontalières
  • Éviter les procédures parallèles et les décisions contradictoires
  • Assurer la reconnaissance mutuelle des décisions en matière successorale
  • Faciliter l’acceptation des actes authentiques dans ce domaine

Une innovation fondamentale du règlement réside dans l’adoption du principe d’unité de la succession. Contrairement à certaines traditions juridiques qui distinguaient entre succession mobilière et immobilière, le règlement prévoit qu’une seule loi régit l’ensemble de la succession, indépendamment de la nature et de la localisation des biens. Cette approche moniste constitue une rupture significative avec les systèmes dualistes préexistants dans plusieurs États membres, dont la France.

La Détermination de la Loi Applicable aux Successions Transfrontalières

L’une des innovations majeures du Règlement Successions concerne les règles de détermination de la loi applicable. L’article 21 établit comme règle générale que la loi applicable à l’ensemble de la succession est celle de l’État dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment de son décès. Ce critère de rattachement prioritaire marque une évolution considérable par rapport aux systèmes nationaux antérieurs qui privilégiaient souvent la loi nationale du défunt.

La notion de résidence habituelle n’est pas définie précisément dans le texte du règlement, mais les considérants fournissent des indications précieuses. Elle doit révéler un lien étroit et stable avec l’État concerné, prenant en compte la durée et la régularité de la présence, ainsi que les conditions et les raisons du séjour. Cette approche factuelle permet une appréciation au cas par cas, adaptée à la réalité de chaque situation.

Néanmoins, le règlement prévoit une clause d’exception à l’article 21, paragraphe 2. Lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances que le défunt présentait des liens manifestement plus étroits avec un État autre que celui de sa résidence habituelle, la loi de cet autre État s’applique. Cette disposition introduit une flexibilité bienvenue mais doit être interprétée restrictivement pour préserver la prévisibilité juridique.

La professio juris: un choix encadré

L’article 22 du règlement consacre la professio juris, soit la possibilité pour une personne de choisir la loi applicable à sa succession. Cette faculté constitue une avancée majeure dans la planification successorale internationale, mais elle demeure encadrée. Le choix est limité à:

  • La loi de l’État dont la personne possède la nationalité au moment où elle fait ce choix
  • La loi de l’État dont elle possédera la nationalité au moment de son décès

En cas de pluralité de nationalités, le testateur peut choisir la loi de n’importe lequel des États dont il possède la nationalité. Ce choix doit être formulé expressément dans une disposition à cause de mort ou résulter des termes de cette disposition. La révocation ou la modification de ce choix doit satisfaire aux conditions de forme applicables à la révocation ou à la modification d’une disposition à cause de mort.

Cette possibilité de choix représente un outil précieux de planification successorale, notamment pour les personnes résidant dans un pays dont elles ne possèdent pas la nationalité. Elle permet de garantir une certaine stabilité juridique face aux changements potentiels de résidence et d’assurer l’application d’un droit avec lequel le testateur présente des liens culturels forts.

Le règlement prévoit également des règles spécifiques concernant l’admissibilité et la validité formelle des dispositions à cause de mort. La Convention de La Haye de 1961 sur les conflits de lois en matière de forme des dispositions testamentaires a largement inspiré ces dispositions, assurant ainsi une continuité avec les instruments internationaux préexistants.

La Compétence Juridictionnelle et la Reconnaissance des Décisions

Le Règlement Successions établit des règles harmonisées concernant la compétence juridictionnelle, visant à éviter les procédures parallèles et les décisions contradictoires. Le principe fondamental posé par l’article 4 attribue la compétence générale aux juridictions de l’État membre dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment du décès. Cette règle de compétence s’aligne sur le critère principal de détermination de la loi applicable, favorisant ainsi l’application par le juge de sa propre loi.

Toutefois, plusieurs dispositions complémentaires nuancent ce principe général. Ainsi, lorsque le défunt a choisi la loi d’un État membre pour régir sa succession, les parties concernées peuvent convenir que les juridictions de cet État membre ont compétence exclusive pour statuer sur la succession (article 5). Cette possibilité d’accord d’élection de for constitue un outil supplémentaire de planification successorale.

Par ailleurs, le règlement prévoit des règles de compétence subsidiaire (article 10) et de forum necessitatis (article 11) pour éviter les dénis de justice. Les juridictions d’un État membre peuvent être compétentes si le défunt possédait des biens sur leur territoire, ou si le défunt avait la nationalité de cet État au moment du décès, ou encore si une procédure ne peut raisonnablement être introduite ou conduite dans un État tiers avec lequel l’affaire présente des liens étroits.

La reconnaissance et l’exécution des décisions

Le chapitre IV du règlement instaure un système de reconnaissance automatique des décisions rendues en matière successorale dans un État membre. Selon l’article 39, les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres sans qu’il soit nécessaire de recourir à une procédure particulière. Cette reconnaissance peut toutefois être refusée pour des motifs limitativement énumérés à l’article 40, notamment:

  • La contrariété manifeste à l’ordre public de l’État membre requis
  • L’atteinte aux droits de la défense du défendeur défaillant
  • L’incompatibilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État membre requis ou dans un autre État

Quant à l’exécution des décisions, le règlement prévoit une procédure simplifiée. Les décisions exécutoires dans un État membre jouissent de la force exécutoire dans les autres États membres après y avoir été déclarées exécutoires à la demande de toute partie intéressée, selon la procédure prévue aux articles 45 à 58.

Le règlement facilite également la circulation des actes authentiques en matière successorale. Ces actes, fréquemment utilisés dans la pratique successorale de nombreux États membres, bénéficient d’une acceptation dans les autres États membres, leur conférant la même force probante que dans l’État membre d’origine ou des effets les plus comparables, sauf contrariété manifeste à l’ordre public.

Le Certificat Successoral Européen: Une Innovation Pratique Déterminante

L’instauration du Certificat Successoral Européen (CSE) constitue sans doute l’innovation la plus visible et la plus pratique du Règlement Successions. Ce document standardisé, créé par les articles 62 à 73, vise à permettre aux héritiers, légataires, exécuteurs testamentaires ou administrateurs de la succession de prouver facilement leur qualité et d’exercer leurs droits dans un autre État membre.

Le CSE n’est pas obligatoire et ne remplace pas les documents internes utilisés à des fins similaires dans les États membres. Il représente une alternative, un outil supplémentaire spécifiquement conçu pour les successions transfrontalières. Une fois délivré, il produit ses effets dans tous les États membres, sans qu’aucune procédure spéciale ne soit requise.

La demande de certificat peut être présentée par les héritiers, légataires ayant des droits directs à la succession, exécuteurs testamentaires ou administrateurs de la succession. Cette demande doit être adressée à l’autorité compétente de l’État membre dont les juridictions sont compétentes en vertu des règles du règlement. En France, les notaires sont désignés comme autorités d’émission.

Contenu et effets du CSE

Le certificat contient un ensemble d’informations détaillées sur le défunt, le demandeur, les héritiers et légataires, le régime matrimonial du défunt, la loi applicable à la succession, et les éléments établissant les droits et/ou pouvoirs des héritiers, légataires, exécuteurs testamentaires ou administrateurs.

Les effets juridiques du CSE sont particulièrement puissants:

  • Il est présumé attester fidèlement des éléments établis conformément à la loi applicable à la succession
  • Les personnes mentionnées dans le certificat sont présumées avoir la qualité et les droits ou pouvoirs indiqués
  • Il constitue un titre valable pour l’inscription d’un bien successoral dans les registres pertinents d’un État membre

Cette présomption de véracité facilite considérablement les démarches transfrontalières des ayants droit. Les tiers effectuant des paiements ou remettant des biens à une personne indiquée dans le certificat comme habilitée à recevoir ces paiements ou ces biens bénéficient d’une protection légale, sauf s’ils savaient que le contenu du certificat ne correspond pas à la réalité.

Dans la pratique, le CSE a démontré son utilité pour des opérations comme l’inscription dans les registres fonciers, la récupération d’avoirs bancaires ou la transmission de valeurs mobilières situées dans un État membre différent de celui où la succession est principalement administrée. Il constitue un exemple réussi d’instrument juridique européen directement opérationnel.

Néanmoins, l’utilisation du CSE reste inégale selon les États membres, certains praticiens nationaux demeurant attachés aux instruments juridiques traditionnels. Son développement progressif témoigne des défis pratiques que représente l’harmonisation des pratiques successorales profondément ancrées dans les traditions juridiques nationales.

Perspectives et Défis d’Application du Règlement Européen

Après plusieurs années d’application, le Règlement Successions a démontré son utilité, mais a également révélé certaines difficultés d’interprétation et d’application. La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a progressivement clarifié plusieurs notions fondamentales du règlement à travers sa jurisprudence.

L’interprétation de la notion de résidence habituelle a fait l’objet de précisions jurisprudentielles. Dans l’arrêt Kubicka (C-218/16), la Cour a rappelé que cette notion doit faire l’objet d’une interprétation autonome et uniforme, tenant compte du contexte des dispositions et de l’objectif poursuivi par le règlement. La détermination de cette résidence requiert une évaluation globale des circonstances de vie du défunt au cours des années précédant son décès et au moment de celui-ci.

La coordination avec d’autres instruments juridiques européens, notamment le règlement sur les régimes matrimoniaux (Règlement UE 2016/1103) et celui sur les partenariats enregistrés (Règlement UE 2016/1104), constitue un défi pratique. La délimitation entre ces différents instruments peut s’avérer délicate, particulièrement concernant la qualification de certains droits du conjoint survivant.

Le défi de l’ordre public international

L’exception d’ordre public international demeure un enjeu sensible. Si le règlement prévoit cette exception, son invocation doit rester exceptionnelle. La CJUE, dans l’affaire Oberle (C-20/17), a rappelé que les divergences entre les droits nationaux des successions ne sauraient justifier, à elles seules, le recours à l’exception d’ordre public.

Néanmoins, certaines institutions juridiques peuvent susciter des tensions, notamment:

  • Les pactes successoraux, admis dans certains États mais prohibés dans d’autres
  • Les règles de réserve héréditaire, considérées dans certains pays comme relevant de l’ordre public
  • Les dispositions discriminatoires fondées sur le sexe ou la religion existant dans certains droits non-européens potentiellement applicables

La question des trusts successoraux représente une autre difficulté, le règlement excluant les questions relatives à la création, l’administration et la dissolution des trusts de son champ d’application. La frontière entre ce qui relève du droit des successions et ce qui concerne le fonctionnement du trust peut être difficile à tracer.

Le Brexit a également modifié le paysage d’application du règlement. Depuis le 1er janvier 2021, le Royaume-Uni n’est plus soumis au règlement, ce qui complique le traitement des successions impliquant des éléments britanniques. Les praticiens doivent désormais composer avec un retour aux règles de droit international privé nationales pour ces situations.

Malgré ces défis, le règlement a indéniablement transformé le traitement des successions transfrontalières en Europe. Il a favorisé l’émergence d’une culture juridique commune en matière successorale et encouragé une réflexion renouvelée sur les pratiques nationales. La formation continue des praticiens du droit, le partage d’expériences et le développement d’outils pratiques contribuent progressivement à une application plus harmonieuse de cet instrument.

La Commission européenne a d’ailleurs prévu une évaluation périodique du fonctionnement du règlement, avec la possibilité d’y apporter des modifications si nécessaire. Cette approche pragmatique permet d’envisager une adaptation progressive aux réalités pratiques rencontrées par les citoyens et les professionnels européens.

L’Impact Pratique sur la Planification Successorale Internationale

L’entrée en vigueur du Règlement Successions a profondément modifié l’approche de la planification successorale pour les personnes présentant des liens avec plusieurs États membres. Les conseils juridiques doivent désormais intégrer cette dimension européenne et anticiper les conséquences de l’application du règlement.

La possibilité de choisir la loi applicable à sa succession constitue un levier stratégique majeur. Ce choix peut être motivé par diverses considérations, notamment:

  • La recherche d’une plus grande liberté testamentaire, en optant pour une loi ne connaissant pas ou limitant la réserve héréditaire
  • La volonté d’assurer la continuité dans le traitement juridique de son patrimoine
  • Le souhait de soumettre sa succession à un droit que l’on connaît mieux et qui correspond à ses valeurs culturelles
  • La volonté de faciliter la transmission d’entreprises familiales ou d’actifs spécifiques

Cette planification requiert une analyse minutieuse des implications fiscales. En effet, le règlement exclut expressément les questions fiscales de son champ d’application. Une succession peut donc être soumise à une loi civile étrangère tout en restant assujettie aux règles fiscales du pays de situation des biens ou de résidence du défunt ou des héritiers. Cette dissociation peut créer des situations complexes nécessitant une coordination attentive.

Cas pratiques et solutions adaptées

Considérons le cas d’un ressortissant allemand résidant en France depuis plusieurs années et possédant des biens immobiliers dans les deux pays. Sans planification particulière, sa succession sera entièrement soumise au droit français (loi de sa résidence habituelle). S’il souhaite éviter l’application des règles françaises de réserve héréditaire, il peut opter expressément pour l’application du droit allemand, qui offre plus de souplesse dans certaines configurations familiales.

Pour un couple binational franco-italien résidant en Belgique, la coordination entre régime matrimonial et succession devient primordiale. Le choix de la loi applicable à la succession doit s’articuler avec les dispositions matrimoniales préexistantes pour éviter des contradictions préjudiciables au conjoint survivant.

Les entrepreneurs possédant des actifs dans différents États membres peuvent utiliser le règlement comme outil de planification de la transmission de leur entreprise. Le choix d’une loi unique applicable à l’ensemble de leurs biens professionnels peut simplifier considérablement la transition et préserver la continuité de l’exploitation.

La rédaction des testaments et autres dispositions à cause de mort doit intégrer ces nouvelles possibilités. Un testament européen bien conçu mentionnera explicitement:

  • Le choix de la loi applicable, s’il diffère de celui de la résidence habituelle
  • Des dispositions compatibles avec cette loi choisie
  • Des instructions claires concernant l’utilisation du Certificat Successoral Européen

Les donations de son vivant restent un outil complémentaire précieux. Le règlement prévoit d’ailleurs des règles spécifiques concernant les pactes successoraux et les donations à cause de mort, offrant un cadre juridique plus prévisible pour ces opérations transfrontalières.

Enfin, l’anticipation des conflits potentiels entre héritiers prend une dimension nouvelle. La médiation successorale internationale se développe comme une réponse adaptée aux litiges transfrontaliers, permettant de résoudre les différends dans un cadre respectueux des sensibilités culturelles diverses.

La planification successorale internationale requiert désormais une expertise multidimensionnelle, combinant connaissance du règlement européen, maîtrise des droits nationaux potentiellement applicables et compréhension des enjeux fiscaux transfrontaliers. Cette complexité renforce le rôle des notaires, avocats spécialisés et autres conseillers juridiques dans l’accompagnement des personnes confrontées à ces situations.